Nouvel ouvrage dans la Gallusothèque : « Notre case est à Saint-Denis 93 » de Bouba Touré.

Connaissez-vous le mythe de l’immigré qui vient voler le travail des natifs ? Celui qui, non content de s’enrichir dans son propre pays, trouve le moyen d’aller s’établir dans un autre pays et d’y travailler pour s’enrichir encore plus ? Celui qui vient d’une contrée étrangère, parle une langue étrangère et refuse de s’intégrer à la culture du pays qui l’accueille ?

Eh bien cet immigré, en l’occurrence, c’est Bouba Touré.

Bouba, qu’on appelle aussi Banta (pfiou, ils sont compliqués, ces africains ! ), est le personnage principal de ce livre qui, donc, peut être qualifié d’autobiographique. Banta Sissokho – ah oui, Bouba a aussi un deuxième nom de famille (compliqués, on vous dit ! ) – arrive en France en 1965 à l’âge de dix-sept ans. Pourquoi vient-il dans ce pays froid et étranger à un âge si peu avancé ? Pourquoi quitte-t-il famille et village (car ça n’est pas un gamin de la ville) pour venir dans un paysage industriel, Saint-Denis, qui grouille et qui effraie ? Par choix ? Par plaisir ?

Ces questions, c’est Bouba qui y répond lui-même courant 1986, année d’écriture du livre. Nous avons donc là le témoignage d’un malien qui a été déraciné par la vie, qui est arrivé en France en ne sachant parler que le soninké – le « n » précédant le « k » ne se prononce pas (pfff… puisqu’on vous dit qu’ils sont compliqués ! ) – et qui, vingt ans après, écrit un bouquin en français, langue qu’il a appris lors de cours du soir donné par le Secours Catholique.

Et, Dieu merci – ou, devrions-nous dire, Allah nouari ! -, ça fait du bien ! Oui, ça fait du bien de lire des pages écrites dans une langue qui n’est pas maîtrisée mais qui est si bien maniée, dans laquelle la poésie et la logique d’une culture étrangère viennent ajouter de la vie, du souffle, de l’audace, même ! Et, surtout, nous y est offert le témoignage d’un de ces nombreux immigrés venus nous voler notre travail, à nous les français « de souche ».

Mais Bouba / Banta ne se contente pas de témoigner, il analyse. Et de ce côté-là, pas d’inquiétude, il analyse aussi bien sa culture que la nôtre (qu’il fera en partie sienne), toutes deux perclues de conservatisme.

Mais il va encore plus loin ! Il explique pour quelles raisons il a dû quitter son pays, et il ne se contente pas d’en donner les raisons personnelles. Non, il expose une vision du monde post-colonial, dans lequel les puissances coloniales, et donc notamment la France, font en sorte que les nouveaux pays indépendants n’arrivent pas à s’en sortir sans elles, sans leurs investissements, leurs industries. L’indépendance sur le papier, oui ; mais l’indépendance dans les faits, non.

Et même si, en 1986, il ne pousse pas encore le raisonnement très loin, on comprend très bien que les richesses du sous-sol africain attisent la convoitise des « grandes puissances » et de leurs industriels, et que, de ce fait, l’indépendance ne peut être totale et ne pourra jamais l’être.

Ce livre est un témoignage riche et émouvant des premières années françaises de Bouba Touré. Mais ce qui n’est pas raconté dedans est encore plus riche et plus émouvant, car après ces années difficiles à loger dans un foyer avec onze autres africains, à travailler six à sept jours par semaine pour un salaire moins élevé que celui des français, à apprendre la langue d’un pays peu accueillant après le boulot, et à réfléchir dans tous les sens, il a fini par retourner au Mali en 1976 pour créer, avec treize autres personnes, une coopérative agricole bio permettant aujoud’hui à un village de six cents habitants de vivre dignement.

Ceci est une autre histoire, mais elle est indispensable pour bien comprendre que nous n’avons pas affaire ici qu’à un auteur qui témoigne, non, nous avons affaire à un homme d’action qui, à son échelle, a réfléchi pour proposer une solution aux nouvelles générations afin qu’elles ne soient pas contraintes d’aller travailler dans un pays étranger dans le seul but de réussir à payer les impôts demandés à sa famille par le gouvernement de son propre pays (souvent mis en place par, ou avec le concours de, l’ancien colonisateur).

Une question, de taille, se pose alors… La situation est-elle bien différente aujourd’hui ? A-t-elle réellement évolué ?

C’est à Bouba, aujourd’hui 71 ans, que nous avons envie de laisser le dernier mot, via une phrase, simplement belle, tirée de son livre : « Au même moment, les vieux les observent du fond de leurs yeux. »

Cet ouvrage peut vous être prêté sur simple demande !

C’est en lisant qu’on sera les mieux armés face à ça.